L'art de la guerre de Frédéric II Le Grand

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fredthegreat
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L'art de la guerre de Frédéric II Le Grand

Message par fredthegreat » Mar Déc 11, 2012 8:59 pm

Pour tous ceux qui sont intéressés par les guerres du XVIIIe siècle, je suggère la lecture des oeuvres militaires de Frédéric le Grand. Le roi de Prusse était atteint "d'écrivationnite aigue", càd qu'il a beaucoup écrit dans de nombreux domaines (oeuvres littéraires, philosophiques, musicales... mais aussi militaires). Par chance pour les non-germanophones, Frédéric II rédigeait le plus souvent en français (la langue internationale de culture de l'époque, et la langue pratiquée par les officiers de l'armée prussienne).
Une grande partie des œuvres complètes se trouve donc en français sur ce site de l'université de Trêves:
http://www.friedrich.uni-trier.de/oeuvres/toc/text/
Les œuvres militaires figurent dans les 3 derniers tomes. On y retrouve notamment "les principes généraux de la guerre", qui est sonouvrage le plus complet (mais pas le plus définitif).
J'avais commis un article universitaire sur les évolutions de la pensée militaire de Frédéric II avant, pendant et après la Guerre de sept ans. Si cela vous intéresse et que vous n'êtes pas rebuté par la longueur! (je vous ai quand même coupé les abondantes notes de bas de page, c'est assez long comme ça!)


LES INSTRUCTIONS ROYALES ET LES EVOLUTIONS DE LA PENSEE MILITAIRE DE FREDERIC LE GRAND.
Ce thème est présenté généralement comme le clou de l’efficacité tactique de l’armée prussienne. Il est pourtant indéniable que, mis à par les généraux, la grande majorité des officiers n’était pas au courant de toutes les subtilités de l’art de la guerre frédéricien. En réalité, ces textes nous apprennent surtout comment le roi de Prusse pensait à l’avance ses propres actes. Les évolutions très nettes de ses traités nous montrent d’ailleurs a-contrario qu’il s’est rendu compte de ses erreurs (oui, on peut parler d’erreurs) et qu’il a dû, sous la pression des expériences, rectifier le tir. C’est pourquoi il faut s’efforcer de relier chacun des principes de Frédéric II avec ce qu’il a vu ou cru voir dans la pratique.
Frédéric II est avant tout un praticien. Il n’écrit pas pour améliorer l’art de la guerre en général, mais pour former ses officiers. Il ne recherche pas, comme Clauzewitz, le principe absolu qui détermine la victoire. La victoire peut s’obtenir à divers degrés et de différentes façons. Pour lui, la théorie est « un condensé raisonné d’expérience » ; et il déteste l’abstraction. Souvenons nous que l’intitulé exact de son œuvre maîtresse de 1748 est : Les principes généraux de la guerre appliqués à la discipline des troupes prussiennes. Chacun de ses écrits majeurs analysent la situation des troupes prussiennes (ses qualités : discipline, sens du devoir des officiers ; et ses défauts : les désertions, le conformisme des cadres…) et élabore des projets de campagne contre « nos voisins et nos ennemis, ce qui hélas pour nous est la même chose » . Il est tout à fait conscient que, jusqu’à son règne, la situation internationale a fait de la Prusse une puissance de second ordre qui se laissait dicter sa conduite. Les événements de 1738, où la France, l’Autriche, les Provinces Unies et l’Angleterre ont imposé à Frédéric Guillaume de renonce à ses droits sur les duchés de Berg et de Jühlich ont été ressentis comme une humiliation diplomatique par le Kronprinz . Et la situation du royaume et son tempérament le pousse à agir. Cela se fera militairement puisque l’œuvre des souverains Hohenzollern, depuis le Grand Electeur, a privilégié l’armée.
Cette idée, Frédéric II l’a élaborée dans sa jeunesse, à partir du moment où son père lui confie un régiment (1732) et une résidence à Rheinsberg (1736). C’est là qu’il constitue lui-même la base de sa formation militaire. En 1734, il fait partie du corps des 10 000 auxiliaires prussiens envoyés à l’armée du prince Eugène, en vertu des conventions du Saint Empire. Mais, à par la découverte de la décrépitude du héros de la guerre de succession d’Espagne, il ne retient pas beaucoup de cette expérience de guerre de cabinet. C’est ensuite qu’il se met sérieusement à étudier des traités militaires, avec l’aide des mentors envoyés par son père, comme le lieutenant colonel Gaspard Louis von Bredow, et de confidents comme Fouqué et Winterfeldt .
Or, une constatation majeure s’impose : Frédéric a surtout lu des mémoires et des histoires de campagnes (Feuquières, Quincy…), plutôt que des recueils de réflexions du type Santa Cruz, Montecuccoli ou Machiavel. Le Kronprinz s’est avant tout constitué une galerie de modèles récents, dont il connaît tous les hauts faits : le Grand Condé, Turenne, le prince Eugène, Malborough, Vendôme, Villars et surtout celui qui l’a le plus marqué : Charles XII. L’influence du « roi guerrier » suédois explique en effet nombre d’initiatives de Frédéric après 1743. Il faut ajouter que Frédéric II a peu fréquenté les Humanités : il n’a lu Plutarque que dans une mauvaise traduction française ; il méconnaît totalement Polybe, Tite Live, et même Végèce qu’il cite sans avoir lu. C’est assez étonnant à une époque où les mythes antiques nourrissent la réflexion : souvenons nous des nébuleux Commentaires de Polybe du chevalier de Folard. En fait, la formation tactique de Frédéric II avant 1740 est assez superficielle : elle a constitué à se faire plaisir en dilettante. C’est l’expérience du commandement (un commandement heureusement parrainé par le « vieux Dessauer » et Schwerin qui n’avaient pourtant pas vu de bataille depuis vingt ans) durant les années 1740-1744 qui est déterminante pour lui. Or, on doit souligner tout de suite les conséquences : Frédéric parvient à la direction de ses armées avec une bonne connaissance de la gestion d’un régiment et beaucoup d’utopies sur les héros du panthéon guerrier. L’expérience des guerres de 1740-1745 lui décille les yeux ; mais à partir de ce moment, il s’imagine avoir connu le pire de la guerre (la quasi défaite de Mollwitz en 1741, la désastreuse campagne de 1744 en Bohême) ; et l’époque où ses idées sur le combat se figent est en fait le temps où ses ennemis élaborent de nouvelles tactiques. Il est indéniable que l’armée prussienne paie en 1757-1759 l’idée de Frédéric II que ce qui a bien marché durant les deux premières guerres silésiennes va naturellement se reproduire. La rançon de l’empirisme prussien, c’est de risquer d’être dépassé par des monarchies plus attachées au progrès technique et théorique (notamment l’Autriche et la Russie qui développent une artillerie puis des tactiques novatrices).
De plus, il est certain que les généraux prussiens peuvent assez mal contredire la doxa frédéricienne. D’abord à cause de la centralisation du commandement dans les mains du « roi connétable », ensuite parce qu’ils sont eux-mêmes routiniers et heureux qu’on leur offre des tactiques adaptées à leur situation. Les principaux traités militaires de Frédéric II sont imprimés et diffusés dans le plus grand secret, ce qui renforce le sentiment de confrérie d’élus des officiers prussiens. Seuls les généraux, et surtout à partir du grade de lieutenant général, reçoivent un exemplaire à leur nom . Quant aux testaments politiques, ils sont évidemment réservés exclusivement aux héritiers (il serait d’ailleurs intéressant de rechercher si Frédéric Guillaume II et Frédéric Guillaume III en ont fait une bonne lecture). Plus grave, alors que d’un côté le roi de Prusse encourage ses officiers à réfléchir aux questions militaires, il ne leur permet pas pour autant de les publier ; surtout quand ces réflexions touchent ses domaines de prédilection que sont les mouvements concertés de l’infanterie et de la cavalerie . Bref, le seul bon observateur de l’armée, c’est le roi. Il s’autorise évidemment à écouter les avis de ses proches collaborateurs, mais ne les remercie qu’après que leurs hypothèses aient été vérifiées . Cependant, il faut reconnaître l’attention du roi à perfectionner ses méthodes de combats et à corriger ses erreurs, ce qui n’est pas évident chez d’autres grands chefs militaires .

1. L’héritage de Frédéric Guillaume Ier et les premières expériences : 1740-1742.
Lorsque le 16 décembre 1740, Frédéric passe le Rubicon pour se jeter sur la riche province de Silésie, il n’y a absolument pas de doctrine stratégique qui prévale dans l’armée des « habits bleus ». C’est que le choix de l’invasion relève à la fois de facteurs rationnels et irrationnels. Rationnels, dans la mesure où la situation précaire des Habsbourgs (après la mort le 26 octobre 1740 de Charles VI et l’accession au trône de sa fille de 23 ans : Marie Thérèse) est une excellent occasion pour « plumer l’artichaut autrichien », comme on le dit à l’époque ; et dans la mesure où la Silésie est une proie facile : une plaine riche qu’on traverse en suivant l’Oder, ce qui permet d’assurer ses lignes de ravitaillement.
Mais irrationnels aussi, dans le sens où aucun droit ne justifie cette violation allègre de la Pragmatique Sanction : Frédéric aurait soi disant des droits des droits sur le duché de Silésie depuis un héritage de 1635…). L’initiative du jeune roi est donc à relier à son besoin d’action et son envie d’impressionner les cours européennes en renversant le cours de l’histoire prussienne. Cela se traduit sur la conduite des opérations en 1740-1742 : improvisation et manque d’organisation stratégique sont les maîtres mots de la campagne.
Il y a à cette situation une cause très simple : Frédéric Guillaume Ier n’a jamais préparé ses officiers supérieurs à cette invasion. Elle a suscité l’enthousiasme, mais l’enthousiasme ne prépare pas . Disons que les généraux prussiens ne devaient être pas beaucoup mieux formés que leurs homologues autrichiens, mais qu’ils bénéficiaient de l’avantage psychologique d’avoir l’initiative pour eux. On peut ainsi expliquer le début de panique des proches de Frédéric II, lorsque le Feldmarschall autrichien Neipperg cesse sa retraite et parvient à couper les communications des Prussiens trop étirés en Silésie. Cela oblige le commandement prussien à accepter une bataille « à front renversé ». C’est la bataille de Mollwitz qui sauve les Prussiens, c’est la préparation tactique qui rachète l’inanité stratégique.
La doctrine tactique de l’infanterie s’inspire de l’école anglaise. C’est la puissance de feu qui est privilégiée. Dans cette première période, Frédéric II semble suivre les idées de Léopold d’Anhalt-Dessau, puisqu’il ordonne le 29 novembre 1740 que les bataillons prussiens présents en Silésie ne se forment plus sur quatre mais sur trois rangs (un rang genoux en terre, les deux autres debout ; seuls les deux premiers rangs tirent). Avec 200 hommes à chaque rang, le bataillon en ligne a donc un front d’environ 130 mètres. L’objectif est de fournir autant de fusils prêts à tirer que possible. Léopold aurait même proposé de former les bataillons sur deux rangs (comme les Anglais de la période napoléonienne : la fameuse thin red line ), mais Frédéric II n’était pas d’accord : il préférait faire tirer le plus de fusils sur l’espace de terrain le plus étroit possible. De plus, cela aurait considérablement allongé les lignes de combat prussiennes et donc augmenté les problèmes de commandement et de coordination . D’ailleurs, les bataillons autrichiens se formaient toujours sur quatre rangs (même si le bataillon autrichien est à environ mille hommes) et n’utilisaient toujours pas (pas avant Hohenfriedberg en 1745) la baguette en fer : leur puissance de feu était donc moindre, même si un quatrième rang permet de donner plus d’endurance à une unité en cas de choc.
Le règlement de l’infanterie prussienne en 1743 précise qu’il faut serrer les troupiers d’un même rang pour que chaque bras droit d’un soldat soit derrière le bras gauche de son voisin de droite, de façon à former une phalange compacte. Le but est d’impressionner l’adversaire en lui faisait croire qu’un mur s’avance vers lui au pas cadencé et en tirant avec la régularité d’une horloge. Cela réussit assez bien à Mollwitz, où, malgré l’échec cuisant de la cavalerie lourde prussienne, l’infanterie contre attaque en tirant par sections et en avançant en même temps comme à l’exercice. Les piétons autrichiens furent si impressionnés par ce tir qu’ils commencèrent à refluer en désordre, de telle sorte que leurs deux lignes s’entremêlèrent. Finalement, devant l’impossibilité d’exploiter a victoire de sa cavalerie et l’apparition de la nuit, Neipperg fut heureux de retirer ses troupes épuisées. Il abandonnait ainsi à bon compte la Silésie.
Cependant Mollwitz, tout comme Chotusitz le 17 mai 1742, sont des batailles sans aucune concertation générale, on pourrait même dire : sans plan défini. Chaque élément s’avance vers son vis-à-vis et tâche de le chasser du terrain. On a donc des combats ponctuels d’éléments isolés. Dans les deux cas, la cavalerie prussienne ne peut soutenir la charge de son homologue autrichienne et l’engagement des infanteries se termine en mousqueterie. A Chotusitz, les Autrichiens, qui avaient tâché d’éliminer les éléments prussiens imprudemment séparés, choisirent de porter leur effort sur le camp du prince Léopold ; mais ils prirent encore la décision de la retraite lorsqu’ils virent les renforts en infanterie du gros de l’armée prussienne. Par conséquent, on peut estimer qu’une grande partie des bataillons autrichiens et prussiens n’ont même pas combattu.
De ces deux combats, on peut encore tirer une conséquence intéressante pour l’utilité de l’école de tir à la prussienne. Les deux armées s’étant formées en lignes parallèles classiques (infanterie au centre, cavalerie sur les ailes) sur le modèle des combats de la guerre de la succession d’Espagne, la doctrine de la puissance de feu incite les Prussiens à avancer lentement et à attendre que l’ennemi finisse par perdre sa cohésion ou son moral. Bref, il s’agit d’une tactique attentiste où l’attrition est faible (à peu près équivalente dans les deux camps) et où le vainqueur sort suffisamment désorganisé pour qu’il lui soit impossible de poursuivre le vaincu. Le modèle de la bataille non décisive en somme ; mais il faut rappeler qu’à cette époque, cela ne choque personne. Personne sauf Frédéric, qui doit certainement commencer à songer qu’on pourrait gagner une bataille de la même façon (briser la cohésion et le moral de l’ennemi) mais plus rapidement et avec un coût moindre. Sa correspondance nous apprend en effet ses doutes . Rappelons en effet que Mollwitz et Chotusitz ne furent pas suivies de poursuite. Il est vrai qu’avec une cavalerie prussienne démoralisée, cela aurait été difficile. Mais il est également possible que, par raison diplomatique, Frédéric II ait aussi ménagé des Autrichiens qui, de toute façon, perdaient de fait le contrôle de la Silésie.
Frédéric le Grand a eu des mots très durs pour sa cavalerie de 1740-1742 : « une mauvaise cavalerie, dans laquelle il y avait difficilement un officier qui eut connu son métier » . En fait, elle était meilleure que sa réputation. Ces troupes montées, vouées aux Gémonies après Mollwitz, souffraient des excentricités et autres anachronismes que leur avait imposés le Roi Sergent. De plus, il faut reconnaître qu’elles s’opposent à une des meilleures cavaleries d’Europe. Frédéric Guillaume ne considérait pas la cavalerie comme l’arme décisive des batailles (contrairement à la plupart des monarchies européennes et même à la Hollande), tout simplement parce que cela lui revenait trop cher. Il avait constitué des régiments de cuirassiers de géants (mesurant au moins six pieds) montés sur des chevaux énormes venus à grands frais de Holstein. Le résultat était qu’ils ne pouvaient dépasser le trot sans se rompre les reins. Mais, selon les tactiques traditionnelles de l’époque, cela n’est pas en soi un défaut puisque le « poids » d’une unité (c’est-à-dire son aspect massif) et sa capacité à garder sa cohésion sont plus importants que l’aptitude à manœuvrer ou la vitesse pure .
La cavalerie prussienne de 1741 venait tout juste officiellement d’abandonner la caracole au profit du choc et de la charge. (Ordre royal du début de 1741 de se mettre au galop dans les derniers trente pas de la charge). Mais on ne décrète pas d’un mois à l’autre une habileté à s’élancer sabre au clair à la manière des cavaliers de Malborough ou de Charles XII.
A Mollwitz et à Chotusitz, la cavalerie lourde prussienne n’est capable que d’un trot accéléré, une allure certainement peu agréable pour des cavaliers portant de lourds plastrons de cuirasse. Mais les raisons de la cuisante déroute de Mollwitz ne tiennent sûrement pas qu’à cela. Troupes et montures étaient fatiguées parce que Frédéric avait imposé une marche forcée pour surprendre ses ennemis dans leur camp ; la durée du déploiement (au moins 90 minutes), que les généraux prussiens avaient voulu classique, en plus de faire perdre le bénéfice de la surprise, acheva d’épuiser une cavalerie qui devait se déplacer jusqu’aux ailes. Or, comme Schwerin et Léopold d’Anhalt-Dessau se rendaient compte de la supériorité numérique des cavaliers autrichiens (4 000 contre 8 000 !), ils suggérèrent d’employer une méthode mise à l’honneur par Gustave Adolphe plus d’un siècle auparavant : intercaler des bataillons de grenadiers entre les régiments de cuirassiers. Autant interdire à ces derniers un mouvement cohérent vers l’avant. De toute façon, le danger ne vint pas de l’avant mais de côté, incarné par une charge de flanc des cuirassiers et dragons autrichiens de Römer sur l’aile droite prussienne. Les cavaliers prussiens les attendaient sans pouvoir bouger. Leur chef, Schulenburg, fut un des premiers tués. Frédéric tenta de rallier le 11ème cuirassiers, mais la panique saisit toute l’aile. Ce fut la débandade et Schwerin recommanda au roi d’abandonner le champ de bataille. La carrière du « roi connétable » commence ainsi par une terrible humiliation : on imagine ses pensées lorsqu’il apprit que l’infanterie de Schwerin avait fini par vaincre en son absence !
A Chotusitz, les cavaliers de Buddenbrock à l’aile droite se déployèrent sur un terrain qui, c’est le moins que l’on puisse dire, ne les avantageait pas ! Un vaste étang derrière eux leur coupait la retraite ; en face, sur une colline, se tenaient les cavaliers autrichiens à nouveau supérieurs en nombre. Les mêmes causes ayant les mêmes effets… Frédéric comprit qu’il fallait réformer entraînement, doctrines d’emploi, montures ; bref toute la formation de cette arme.
L’artillerie eut un rôle mineur dans ces premières campagnes. Il y avait environ cinquante pièces à Mollwitz et 82 à Chotusitz, la plupart étant des canons de 3 ou de 6 livres attachés « à la suédoise ». Une quinzaine de canons de 12 avaient pourtant servi à Mollwitz de batterie fixe située en avant des lignes pour bombarder les régiments autrichiens devant le village. Lorsque l’infanterie des habits bleus se porta en avant, ils se turent bien évidemment. A Mollwitz tout comme à Chotusitz, les Prussiens avaient disposé d’une confortable supériorité en artillerie. Frédéric II pouvait donc ne considérer cette arme que comme un surcroît de puissance de feu et rien de plus .


2. La grande période d’élaboration de l’Art de la guerre frédéricien : 1743-1758.
Les apports de Frédéric le Grand à la pensée militaire sont (trop) souvent considérés de façon monolithique (grossièrement : « l’ordre oblique » est la panacée). Au risque de paraître iconoclaste, il nous faut préciser que cette période centrale se découpe en une première de 1743 à 1748 (date des Principes généraux de la guerre), qui est une phase d’expériences et de maturation des idées du roi de Prusse ; une deuxième de 1748 à 1756 où Frédéric II impose ses conclusions sur les qualités du général, sur la conduite stratégique, sur le rôle des batailles et des différentes armes dans cette stratégie, sur la manière de vaincre le plus rapidement, et sur les nouvelles méthodes d’entraînement à employer à cet effet ; et enfin une dernière phase de mise en pratique de 1756 à 1758 qui démontre, après des échecs (ou des victoires à la Pyrrhus), à Frédéric qu’il fait fausse route, en partie tout au moins .

La description du bon général est la clé de voûte de la pensée frédéricienne. Pour l’historien, elle est particulièrement intéressante car elle permet d’analyser comment le roi de Prusse présente son propre travail et sa méthode de réflexion.
Tout d’abord, le général idéal est un observateur averti et consciencieux de multiples détails de terrains (rivières, passages de défilés, épaisseur des bois) . Le moyen d’acquérir ces connaissances est d’effectuer soi-même des reconnaissances pour déterminer, par exemple, combien de chemins sont utilisables et par conséquent combien de colonnes on va former. Il faut donc ne pas se ménager pour que « ces idées se trouvent arrangées si nettement dans l’esprit qu’on ne soit embarrassé de rien lorsque la guerre se fait. Ces méditations doivent être profondes et bien digérées, et il faut se donner tout le temps que des matières de cette importance demandent ; lorsqu’on n’a pas vu la première fois, il faut retourner une seconde, revoir et examiner encore » . Il est vrai que Frédéric effectuait lui-même ses propres reconnaissances durant la guerre de 1744-1745, tout simplement parce que son état major était peu étoffé et que ses hussards n’en étaient encore qu’aux premiers balbutiements.
Mais le général doit aussi se montrer un être de raison capable de réflexion à partir de ses observations et de son expérience . Bref, l’apparente contradiction entre la théorie et la pratique doit se résoudre dans la personne du bon général : d’après son expérience, on peut tirer de nouveaux principes théoriques. Une idée typique des Lumières . Les qualités du bon général sont donc à la fois contradictoires et complémentaires : « … dissimulé et naturel, doux et sévère, défiant et tranquille, ménager par humanité et quelquefois prodigue du sang de ses soldats, travaillant de la tête et agissant de sa personne… » . Même le « coup d’œil » tel qu’il est envisagé par le roi de Prusse est une notion ambivalente .
Le domaine stratégique constitue certainement un des apports principaux de Frédéric II à la pensée militaire. On ne saurait d’ailleurs minorer son influence à long terme sur la conduite des conflits par les états-majors allemands de la première et de la deuxième guerres mondiales.
« Nos guerres doivent être courtes et vives. Il ne nous convient pas du tout de traîner les choses en longueur. Une guerre de durée détruirait inévitablement notre admirable discipline ; elle dépeuplerait nos ressources » . Une Blitzkrieg avant l’heure en somme. Cela se traduit par la prise de l’initiative à la fois au début du conflit et au cours des campagnes. Il est certain que la centralisation du commandement avantage sérieusement Frédéric sur les généraux et les cours ennemis qui préfèrent avec angoisse attendre ses premiers coups pour les parer. En 1740, Frédéric s’engage ainsi en Silésie, sans en avertir ses alliés et en peine mauvaise saison. Il conclue la paix de Breslau le 11 juin 1742 et lâche ses alliés français et bavarois. En août 1744, sa décision d’attaquer à nouveau les Autrichiens qui ont le vent en poupe est tout aussi prompte. Quant à l’ouverture de la guerre de sept ans, elle se fait par « l’invasion préventive » de la Saxe en 1756. De la même façon, Frédéric se moque des conventions et prolonge les opérations pendant l’hiver s’il pense y trouver un avantage. Rappelons que Leuthen et Mollwitz se sont déroulées sur un terrain enneigé. A Leuthen, Frédéric II désirait battre les Autrichiens pour les empêcher de s’établir durablement dans Breslau .
Les guerres contre plusieurs ennemis et sur plusieurs fronts doivent être évitées par la diplomatie. « Ces sortes de guerres ruinent les armées par la fatigue des marches qu’on leur fait faire, et si elles durent, elles prennent pourtant une fin malheureuse » . Pendant les deux premières guerres silésiennes, les Prussiens ont fait face à des coalitions limitées. Est ce à dire que Frédéric aurait été moins prudent en 1756 ? Le tout début de la guerre de sept ans semble pour le roi de Prusse tout aussi prometteur, malgré les accords entre les cours d’Autriche, de France, de Suède et de Russie. En fait, tout se joue à Kolin qui est paradoxalement le modèle de la bataille décisive parce qu’elle remet tout en cause. Les Prussiens n’avaient fait qu’une bouchée de la Saxe. Comme l’explique Frédéric après coup dans ses mémoires, s’il avait vaincu le 18 juin 1757, c’en était fait de Prague et de l’armée de Charles de Lorraine qui s’y était réfugiée. Le prince avait envoyé un courrier à sa cour pour signifier qu’il ne lui restait plus que pour une semaine de vivres. Si les troupes de secours de von Daun avaient été battues, tout porte à croire qu’il ne restait plus à l’Autriche qu’à demander la paix ou à se retirer de Bohème et de Moravie. Ce voyant, Russes et Français se seraient encore moins pressés pour venir à l’aide de leur allié. Frédéric ayant perdu cette chance de conclure en deux campagnes la guerre, celle-ci se poursuivit en une alternance de succès et de revers. Il est donc bien légitime que Marie Thérèse ait baptisé le 18 juin « d’anniversaire de la monarchie ».
Mais, même dans ce contexte, Frédéric utilise le principe de la manœuvre en position centrale en concentrant ses meilleures troupes, c’est-à-dire celles qui l’accompagnent toujours. Le but est d’éliminer au cours d’une campagne les ennemis les uns après les autres sans qu’ils puissent se rejoindre (ce principe de base n’a donc pas été inventé par Napoléon). Généralement la première cible, ce sont les Autrichiens ; ce n’est que quand les Russes se mettent à menacer le Brandebourg en 1758 que Frédéric lève le siège d’Olmütz et marche à toute allure pour les rencontrer à Zorndorf. Néanmoins l’assertion de Frédéric se révèle exacte : en 1761-1762, la Prusse est complètement épuisée par ses guerres sur plusieurs fronts.

L’idée forte des années 1743-1758, c’est que la bataille décisive est l’instrument principal de la stratégie. « Les batailles décident du sort de Etats. Lorsqu’on fait la guerre, il faut bien en venir à des moments décisifs, ou pour se tirer d’embarras, ou pour y mettre votre ennemi, ou pour terminer des querelles qui n’en finiraient jamais » . Ce concept, qui paraît tout à fait naturel au temps de la Révolution et de l’Empire napoléonien, est pourtant problématique dans le cadre de l’expérience de Frédéric II. Mollwitz a donné un contrôle momentané de la Silésie. Mais jamais les Autrichiens n’ont abandonné leurs vues de reconquête. A part Kesselsdorf, aucune victoire ne les a conduits à la table des négociations. Kolin et Leuthen, en 1757, ont été décisives dans un sens négatif : la première en mettant un terme aux victoires faciles et à la réputation d’invincibilité des Prussiens ; la seconde, en signant la fin tragique de la reconquête de la Silésie par les Habsbourgs.
Dans un ouvrage de 1991, Russel Weigley explique que la bataille décisive est une utopie au XVIIIe siècle. Selon lui, les batailles de l’époque sont surtout des futilités qui tuent un peu plus d’hommes que les manœuvres élaborées. Du fait des effectifs engagés (Frédéric n’eut jamais plus de 65 000 hommes sur un champ de bataille), il est impossible de mettre à genoux son ennemi. C’est un peu aller trop loin. Showalter, lui, tâche de montrer que les conséquences d’une bataille, même dans le contexte de guerres limitées, peuvent être cruciales : banqueroute, perte d’une province vitale, démoralisation de l’armée et de la cour… Les effectifs engagés ne déterminent pas l’importance d’une bataille : à Kesselsdorf (31 000 hommes de chaque côté) en 1745, et à Freiberg ( 22 657 Prussiens contre 31 000 impériaux et Autrichiens), des combats mineurs déterminèrent la cour de Vienne à négocier .
En fait, si Frédéric adopte cette forme de stratégie, c’est parce qu’il pense qu’elle convient à la formation militaire prussienne : précise, mais risquant facilement de décliner en cas de conflit prolongé. La recherche de la bataille décisive, c’est l’intention de démontrer aux ennemis que l’infanterie prussienne exercée par le Drill est la meilleure du monde et qu’elle est invincible. C’est donc une stratégie de bluff, de dissuasion psychologique, qui joue beaucoup sur le moral et la réputation d'invincibilité du roi et de son infanterie. Tout ce que les observateurs étrangers ont pu broder sur l’armée prussienne sert inconsciemment la propagande du Grand Frédéric et donc sa victoire.
L’organisation des opérations stratégiques occupe une grande part des écrits de Frédéric à partir de 1745. On est frappé par les soins consacrés pour conserver son armée pendant les marches et les campements. C’est certainement une des conséquences de la campagne de 1744, qui a bien failli le dégoûter à tout jamais de tout commandement militaire. Sans bien assurer ses lignes de ravitaillement, l’armée prussienne avait envahi la Bohême et assiégé Prague. Cependant, tout comme les Français en 1742, l’hiver 1744-1745 fut terrible pour les Prussiens qui ne purent hiverner sur place. Frédéric se décida alors pour la retraite, mais son armée fut constamment harcelée par les irréguliers autrichiens (pandours de Trenck et hussards hongrois). Désertions (au moins 17 000 !), maladies et malnutrition réduisirent de moitié les effectifs. Un désastre . A partir de cette expérience, Frédéric II élabore des procédés dignes des Romains antiques.
Tout d’abord en prescrivant des remèdes et en prenant des précautions contre la désertion : éviter de camper près des bois (ce qui a parfois des conséquences funestes en hiver lorsqu’on ne trouve plus de quoi se chauffer !), faire visiter les tentes des soldats par les officiers, établir des patrouilles de hussards autour du camp, obliger les officiers à mettre leurs hommes en file pour recevoir de l’eau, punir sévèrement la maraude, prohiber les marches de nuit, placer des officiers à l’entrée et à la sortie des défilés, nourrir bien la troupe (pain, viande, bière, eau de vie), enquêter sur les désertions spectaculaires et casser les officiers ou trop durs ou trop confiants…
Les camps occupent ensuite une grande partie du souci de Frédéric II depuis qu’à Soor (1745) et à Chotusitz (1742), ses troupes se sont faites surprendre en plein campement . Il distingue les « camps d’assemblée » où les troupes sont proches de leurs magasins et loin de l’ennemi ; les « camps de repos » où on attend les manœuvres d’un ennemi éloigné en exerçant ses propres régiments ; les « camps de fourrage » qui doivent être fortifiés parce que un détachement de fourrageurs est une proie facile ; les « camps retranchés » lors d’un siège ; les « camps défensifs » qui protègent un corps (le camp de Bunzelwitz en 1761 sauve l’armée de Frédéric de la menace de l’armée combinée austro-russe.) ; et enfin les « camps qui couvrent le pays » où on coupe une ligne d’invasion tout en menaçant les communications de l’ennemi. Cette recrudescence de précautions ne veut pas dire que les Prussiens adoptent une attitude défensive. Au contraire, Frédéric pense qu’un retranchement sera toujours forcé par un ennemi audacieux. Sitôt forcé, l’armée l’abandonne découragée ; et si, par hasard, l’ennemi est repoussé, l’armée est suffisamment désorganisée pour ne pas pouvoir poursuivre. Le but des camps sophistiqués de Frédéric est donc d’assurer un repos ponctuel à son armée avant d’aller à l’ennemi, tout en évitant la stratégie de la lenteur qui s’appuierait sur des forteresses. Le roi est aussi conscient que c’est une bonne école pour ses officiers dans la manière d’utiliser le terrain, de mesurer l’aire dont on a besoin et de construire redoutes, fossés, etc…
Les marches de l’armée sont évoquées à plusieurs reprises. Frédéric II réactive l’idée que la première règle est de ne pas séparer ses forces sous peine d’être battu en détail . Il est bon de constituer une avant garde (composée idéalement de 2 000 hussards, 1 500 dragons et 2 000 grenadiers) pour surveiller et tâter l’ennemi ; mais celle-ci doit toujours rester à portée d’être soutenue au bout d’une journée de marche. Frédéric ne voit que trois cas où on peut détacher des corps : soit pour escorter des convois, soit pour harceler l’ennemi lorsqu’on adopte une attitude défensive, soit pour exploiter une victoire et nettoyer une province ou assiéger une ville. Dans tous les cas, il faut se régler sur les mouvements de l’ennemi, ce qui n’est pas idéal pour garder l’initiative. Frédéric envisage également les différentes marches d’armée que l’on peut effectuer. Ordinairement, son armée n’effectuait pas plus de 20 kilomètres environ par jour . Le dispositif habituel est de marcher « par ailes » sur quatre colonnes, et non « par lignes qui est un dispositif plus contraignant. Les bagages et l’artillerie sont placés entre les deux colonnes d’infanterie de la deuxième ligne, tandis que les pontonniers et le génie sont avec celles de la première ligne, au cas où il faudrait aménager un passage. Frédéric dispose d’une vaste gamme de mouvements subtils pour les passages de rivières ou de défilés, les retraites, etc…
Enfin, on peut citer un certain nombre de stratagèmes destinés à piéger l’ennemi et qui n’ont rien à envier à ceux de l’Art de la guerre de Machiavel. Par exemple, faire le timide en exagérant la force des détachements envoyés plus loin pour décider l’ennemi à la bataille (ce que fit Frédéric en 1745 : la campagne précédente l’ayant tellement éprouvée, l’armée prussienne avait besoin d’une victoire comme celle de Hohenfriedberg pour son moral). Dans le même but, il propose de rétrécir le camp pour paraître le plus faible possible (un peu comme les consuls Claudius Néron et Marcus Livius à la bataille du Métaure en 207 avant notre ère). Et bien sûr, il recommande de surprendre l’ennemi lorsqu’il va prendre ses quartiers d’hiver.

La résolution des combats tactiques est souvent présentée comme le chef d’œuvre de Frédéric II. C’est certainement très exagéré. L’originalité de la pensée de Frédéric telle qu’on peut la cerner dès les instructions de Seelowitz (17 et 25 Mars 1742), c’est que ce n’est pas l’attrition mais le facteur psychologique qui est fondamental sur le terrain. A partir de 1742, Frederic se montre iconoclaste en rejetant l’ordre de bataille classique et en affirmant qu’on peut battre l’ennemi en état d’infériorité numérique. La solution aboutie dans la théorie, c’est l’ordre oblique .
On cite souvent l’inspiration des victoires du thébain Epaminondas (à Leuctres en -371 et à Mantinée en -362) comme origine lointaine de l’ordre oblique. Mais il semble qu’il s’agisse plus d’une redécouverte après coup dans un souci de propagande que d’une source réelle de réflexion. L’attaque en échelon de phalanges monolithiques impropres à tout autre mouvement que la charge frontale est difficilement comparable aux complexes séquences de l’ordre oblique prussien. Montecuccoli avait déjà prouvé que les prises de flanc sont décisives dans les batailles ; mais il n’est pas évident que Frédéric II l’ait consulté. En fait, l’ordre oblique est déjà en germe dans les instructions de Seelowitz ; mais surtout, c’est l’expérience de la bataille de Soor qui est décisive dans la pensée de Frédéric II. Le 30 Septembre 1745, l’armée prussienne se fait une fois de plus surprendre dans son camp. L’armée austro-saxonne de Charles de Lorraine est sortie soudainement d’un bois et se déploie sur un terrain qui l’avantage (les hautes collines du Graner Koppe où s’installent grenadiers et artillerie). Pressés par l’urgence, en état d’infériorité numérique (près d’un contre deux), Frédéric II choisit d’empêcher à tout prix les alliés d’exploiter leurs avantages en attaquant immédiatement avec ses meilleures troupes le flanc où ils sont le plus forts. Il « refuse » d’attaquer sur l’aile gauche (où les alliés trop étirés ne bougent pas) et il concentre ses grenadiers devant le Graner Koppe avec un corps de cavalerie en soutien sur le flanc. Le résultat est une victoire partielle ; mais ce que Frédéric a dû observer, c’est la paralysie des alliés dès qu’ils ont su les prussiens sur leurs flancs. Charles de Lorraine n’a même pas utilisé sa cavalerie, pourtant deux fois supérieure en nombre. Et pourtant beaucoup des régiments prussiens étaient à la traîne, surtout sur l’aile gauche, et auraient pu être attaqués avant leur déploiement.
Les séquences de l’ordre oblique sont théorisées dans les instructions pour les généraux d’infanterie et de cavalerie datées du 14 août 1748. Elles commencent par une marche nocturne ou à l’aube pour tourner l’ennemi sur son flanc à une distance éloignée (en utilisant les bois notamment). Une force d’avant-garde (l’avant-garde elle-même ou une brigade d’élite composée de grenadiers) s’avance en pointe de l’attaque, soutenue par au moins 40 canons. Un corps de cavalerie protège son flanc. Le reste de l’armée est « refusé », c’est-à-dire tenu en réserve et déployé en échelon de façon à fixer l’ennemi et à éventuellement couvrir une retraite. Bref, c’est un dispositif ardu qui repose sur une bonne synchronisation et qui demande un haut niveau de capacités de la part des officiers exécutants.
Il n’est donc pas étonnant que cette période 1745-1756 soit également celle où Frédéric élabore ses savants « Deployiren » pour déployer le plus rapidement possible ses troupes en colonne en ordre oblique. Cependant, l’idée du combat résolu avec célérité par la paralysie psychologique de l’adversaire est antérieure à la conception de l’ordre oblique. En fait, dès 1742-1743, Frédéric II décide d’adapter l’école française et suédoise de la charge « à prest » à sa propre infanterie. Il a, en effet, constaté à Mollwitz que le tir ralentissait l’avance de son infanterie, et que c’était plus la peur des murailles mouvantes que l’attrition due au tir lui-même qui avait donné la victoire. De plus, une bonne mécanique de tir lui semble difficile à maintenir si une guerre se prolonge. C’est pourquoi, l’armée prussienne nous donne le rare exemple de changer totalement de doctrine de combat. Cela ne fait pas figure d’hérésie à l’époque : au même moment, le maréchal de Saxe et ses épigones assurent que la clé de la victoire réside non dans l’écrasement mais dans la destruction de la cohésion ennemie. Selon eux, il faut parvenir à persuader chaque soldat ennemi que le meilleur moyen de survivre est dans la fuite plutôt que le combat. Peut-être inconsciemment, Frédéric II identifiait-il sa situation avec celle de Charles XII : gouverner une nation moyenne et capable, mais entourée par des ennemis puissants ; les décisions promptes et soutenues sont alors nécessaires. Les tactiques de l’infanterie prussienne suggérées dans les instructions du 25 mars 1742 et fixées dans le règlement d’infanterie de 1743 ne sont pourtant pas une imitation de l’attaque Gà Pà à l’arme blanche des Suédois ou de « l’ordre profond » de Folard. Il faut marcher à l’ennemi, mais en ordre, et donc sans tirer. Selon Frédéric, l’ennemi doit logiquement décrocher ; s’il ne le fait pas, une salve peut être délivrée à vingt pas. Mais dans tous les cas, et le roi le répète, l’essentiel n’est pas de tuer, mais de gagner du terrain . Le combat ne doit pas dégénérer en engagements de petites unités, mais il est très important que les officiers appliquent le schéma royal et gardent le contrôle de leur monde. Les expériences de la deuxième guerre silésienne ne semblent pas contredire Frédéric : à Hohenfriedberg, le régiment Anhalt-Dessau (n°3) chassa sans ouvrir le feu les bataillons saxons (il est vrai que les grenadiers sur les flancs les couvraient de leur tir soutenu. A Soor, la première attaque avait échoué devant les batteries autrichiennes du Graner Koppe ; mais la deuxième l’avait finalement emporté. Mais il est vrai que les grenadiers autrichiens, emportés par leur enthousiasme de repousser pour la première fois les habits bleus, avaient avancé, empêchant leurs pièces d’artillerie de tirer à nouveau.

Ce qu’il y a de paradoxal, c’est que cette doctrine de l'infanterie est décalquée de celle de la cavalerie. Dès les premières recommandations suivant Mollwitz (celle du 3 juin 1741 notamment), Frédéric II recommande à sa cavalerie de charger en formation serrée et au galop pour jeter la panique chez les ennemis avant le choc. C’est la charge « en muraille », une charge qui réunit à la fois vitesse (pour impressionner l’ennemi) et ordre (pour que les officiers contrôlent leurs troupes). Rappelons que les officiers chargent à 5 pas en avant de la ligne pour ne pas se laisser déborder . L’instruction du 17 mars 1742 et le règlement de 1743 prévoient ainsi de toujours charger et de jamais attendre un assaut ennemi sans contre charger. La charge commence au trot accéléré et se termine au galop dans les derniers 100 pas. L’instruction du 25 juillet 1744 double cette distance à 200 pas. La charge en désordre doit être évitée car il est difficile après un engagement de reformer la ligne. Or, les Prussiens risquant toujours d’être en infériorité numérique, il faut utiliser au maximum la discipline des troupes montées. C’est ainsi que Frédéric pense rendre possible une poursuite.
Une autre tactique de cavalerie a été suggérée au roi par l’expérience de Hohenfriedberg en 1745. C’est la formation très secrète (on en parle comme un mystère religieux) de la « colonne de cavalerie ». Le principe paraîtra très simple à l’époque de la Révolution et de l’Empire, mais l’expérience fortuite semble être une révélation pour les officiers prussiens. Le lieutenant général Gessler, commandant les dix escadrons des dragons de Bayreuth, se tenait en réserve. Il remarqua soudain que la première ligne d’infanterie avait creusé une brèche entre les villages de Günthersdorf et de Thomaswaldau. Il conduisit alors son régiment en colonne par escadron dans cette brèche et se déploya sur les flancs de la deuxième ligne d’infanterie autrichienne. 20 bataillons furent pulvérisés en 20 minutes ! Dans les Principes de 1748, Frédéric II applaudit l’initiative. Dès l’instruction de 1753, il théorise la manœuvre en associant dragons et hussards ; le but de la colonne est d’augmenter la vitesse et la cohésion du mouvement pour éviter les tirs d’artillerie, mais l’opération n’est possible que si l’ennemi ne dispose pas d’une réserve de cavalerie toute proche. Le redéploiement en ligne est en effet très risqué.
L’artillerie, par contre, ne connut pas de révolution. Tout au plus, Frédéric II recommande-t-il instamment de toujours faire accompagner les bataillons par des canons « à la suédoise » pour compenser l’interdiction de tirer. De Hohenfriedberg jusqu’à Kolin, les batteries sont placées sur des hauteurs et ne bougent pas jusqu’à la fuite de l’ennemi (ou des Prussiens !).


3. L’élargissement des orientations : 1758-1786.
Les premières expériences de la Guerre de sept ans laissèrent Frédéric II songeur. Lobositz (1756) et Prague (1757) : deux victoires à la Pyrrhus ; Kolin, Gross Jägersdorf, Breslau (1757) : trois défaites ; Rossbach et Leuthen : deux brillantes victoires mais où avaient joué des conditions exceptionnelles (infériorité de la cavalerie française et surtout des éclaireurs à Rossbach, brouillard qui cache une manœuvre complexe à Leuthen) ; Zorndorf (1758) : une nouvelle victoire à la Pyrrhus ; Hochkirch (1758) : une indéniable défaite.
A partir de ce moment, Frédéric commence à craindre pour ses troupes érodées par les combats et les marches d’un « front » à l’autre. C’est également le temps où Frédéric reconsidère les tactiques de ses principaux ennemis autrichiens et russes. Les réflexions sur la tactique et quelques parties de la guerre, composées durant l’hiver 1758-1759 et envoyées à quelques généraux avant la nouvelle campagne, sont tout à fait emblématiques de ce nouveau souffle . Plus symboliquement, durant ce même hiver, Frédéric II compose des Réflexions sur les talents militaires et le caractère de Charles XII, roi de Suède, où le roi de Prusse brûle son ancienne idole et modèle militaire. Dans ces deux textes s’exprime déjà l’amertume du Capitaine qui doit privilégier ruses et précautions sur la décision rapide . A partir de 1758, le général idéal décrit par Frédéric II est un modèle de prudence et d’audace sagement concertée. La connaissance des données de la guerre est plus que jamais une nécessité.
La stratégie générale des armées prussiennes ne subit pas de profondes mutations, mais c’est l’esprit d’emploi qui a évolué. Le but recherché est toujours la bataille décisive, mais en mettant tous les atouts de son côté, puisqu’il n’est plus assuré que la réputation de l’infanterie prussienne suffira pour vaincre.
Frédéric II développe donc une série de manœuvres de déception et de diversion pour éviter les concentrations ennemies. A cet effet, les raids de corps francs et de troupes légères, qu’il redécouvre à cette époque, doivent être utilisés conjointement avec des manœuvres complexes de corps détachés. Dans le même but, c’est à cette époque que le roi redécouvre l’intérêt des alliances de revers : il multiplie ses ambassades secrètes aux Turcs et aux Tatars de Crimée (1762) ainsi qu’aux Russes (en 1778) .
Frédéric ne considère plus l ‘attaque comme le seul mode prussien, mais il distingue guerre offensive, défensive et à puissances égales . Les impératifs en sont tous différents. Dans ce contexte, la connaissance des théâtres d’opération et des forces ennemies devient l’impératif seriné par le roi à ses généraux. Il définit des catégories de terrains (« pays ouvert », « pays de défilés et de postes », « pays de forêts », « pays de montagnes ») et disserte sur leurs avantages et leurs inconvénients. Le général idéal devient donc un savant encyclopédiste qui doit réfléchir à l’avance à ses projets pour analyser quelles difficultés il peut rencontrer .
Les camps fortifiés deviennent un passage obligé après chaque marche. Le titre du traité de 1770 où Frédéric II fait la somme de ses découvertes est symbolique : Eléments de castramétrie et de tactique. L’avant-propos explique :
« L’ennemi qui a senti le désavantage qu’il a eu envers nous les premières campagnes, a depuis perfectionné sa castramétrie, sa tactique et son artillerie. La guerre en est devenue plus raffinée, plus difficile et plus hasardeuse, parce que nous n’avons plus des hommes seulement à combattre, mais plutôt les précautions que la tactique enseigne. (…) Il faut donc bien nous imprimer dans la mémoire que désormais, nous n’aurons plus qu’une guerre d’artillerie à faire, et des postes à attaquer ».

Il ne s’agit pas d’une guerre de tranchées avant l’heure. Mais la Guerre de sept ans a montré à Frédéric qu’une tactique défensive bien préparée et fondée sur la puissance de feu (comme celle des Russes) était difficilement surclassable par une doctrine fondée sur le facteur psychologique. Abattis, redoutes, fossés, chausse-trappes, inondations doivent donc être utilisés systématiquement pour fortifier un bois, une colline à pente douce, une rivière, un marais, ou une montagne. Des troupes légères doivent occuper les passages secondaires, tandis que les points d’attaque obligés doivent être pris en enfilade par des tirs croisés de batteries.
Le but de Frédéric II n’est pas de se laisser enfermer dans son camp retranché mais d’utiliser les camps et sites retranchés comme les légions romaines ou les Anglais de la guerre de cent ans. Un général doit, selon lui, pouvoir tromper l’ennemi en envahissant une de ses provinces par surprise. Là, il établit son camp qu’il utilise pour compenser son infériorité numérique et utiliser au maximum la capacité de tir prussienne. Le camp peut également servir de base à un mouvement offensif lors d’une bataille. Dans tous les cas, il vaut mieux utiliser la structure du camp lors d’une bataille plutôt que d’effectuer des marches de rencontre avec un ennemi non reconnu.
On comprend donc que d’importants changements ont été opérés au niveau tactique. Les pertes et l’exemple des ennemis, notamment autrichiens, font reconsidérer le facteur du tir et de l’attrition dans la victoire. Frédéric II conseille toujours d’utiliser l’ordre oblique, mais parce que c’est une bonne méthode d’attaque partielle en tenant une partie de l’armée en réserve . L’idée majeure, c’est que « Les batailles se gagnent par la supériorité du feu » . Un assaut précis, délivré sur un terrain reconnu, avec le soutien de l’artillerie, doit permettre la victoire, pour peu que les réserves suivent les troupes de pointe. La cavalerie doit être utilisée pour exploiter une brèche ou menacer un flanc ; mais il lui faut se déployer sur un terrain qui l’avantage et ne pas se laisser exposer aux tirs meurtriers de l’artillerie. Elle est donc placée en arrière, en troisième ligne, et non plus directement sur un flanc. Les dispositifs de combat sont donc profondément modifiés d’une manière qui annonce ceux de la Révolution. L’attaque doit être délivrée du fort au faible, c’est-à-dire où l’ennemi est le plus dégarni. L’infanterie avance et cherche à occuper une bonne position de tir où on menace les flancs des bataillons ennemis. C’est une différence notoire avec l’infanterie française de la fin de l’Ancien Régime, de la Révolution et de l’Empire qui cherche plutôt l’assaut à la baïonnette. C’est ce qui explique la différence des comportements lors de la campagne de 1806.
Mais surtout, l’artillerie s’impose comme artisan principal de la victoire. Dès 1755, Frédéric II imagine de soutenir une ligne d’infanterie qui avance par dix obusiers tirant selon une trajectoire courbe au dessus des têtes . A partir de 1758, Frédéric II cherche à combler son retard en matière de doctrine d’emploi et de quantité des pièces. L’artillerie doit d’abord être utilisée de préférence en batteries qui soutiennent des lignes d’infanterie. Des batteries de dix canons de 12 ou de 24 sont positionnées pour couvrir les flancs durant la guerre de sept ans. Frédéric ajoute en 1770 qu’il est nécessaire d’équiper chaque brigade d’infanterie en ligne d’une batterie de dix canons de 12 en sus des canons attachés aux bataillons . La puissance de feu est ainsi multipliée. Les obusiers doivent être groupés en batteries de cinq canons. Ils appartiennent à la réserve et le général les détache pour couvrir une attaque, ou exécuter un tir de contrebatterie (ce type de tirs a été exceptionnel pendant la guerre de sept ans, mais il a beaucoup impressionné Frédéric II). Les obusiers sont également l’arme idéale pour déstabiliser une réserve de cavalerie ennemie située sur une hauteur ou derrière un bois.
L’artillerie doit aussi être plus mobile. Rossbach et Leuthen (1757) ont démontré qu’un changement de position sous le feu de l’ennemi pouvait s’avérer heureux. (Voir annexe XXIII ). C’est pourquoi, dès 1759, Frédéric crée, sur le modèle des canons qui accompagnent les régiments de cavalerie russes, une « artillerie volante » de six canons de 6 livres, où tous les servants sont montés. Pourtant, il utilisa assez peu cette pionnière et ses sœurs. Le roi les gardait souvent en réserve pendant la guerre de sept ans. Par contre, la guerre de succession de Bavière reconnut l’utilité de l’artillerie à cheval dans les rares combats qui se produisirent .

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Thierry Melchior
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Re: L'art de la guerre de Frédéric II Le Grand

Message par Thierry Melchior » Mar Déc 11, 2012 10:00 pm

Bonsoir :)

Ouah ! C'est super intéressant ! :shock:
Je viens de l'imprimer pour le lire au lit (11 pages quand même) ! :wink:
J'avais commis un article universitaire sur les évolutions de la pensée militaire de Frédéric II avant, pendant et après la Guerre de Sept ans. Si cela vous intéresse et que vous n'êtes pas rebuté par la longueur ! (je vous ai quand même coupé les abondantes notes de bas de page, c'est assez long comme ça) !
J'aime bien les notes de bas de page, moi ! :wink:
Merci beaucoup. 8)
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Jean Jaurès, Ve Congrès socialiste international, Paris, 1900
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